All the memories haunt those who let them creep into them.

Les souvenirs. On dit qu'ils constituent une vie à eux seul et peuvent ainsi définir tout le présent d'une personne. Ce présent qui lui-même, aurait un impact sur l'avenir. La vie n'est finalement qu'une réaction en chaîne qui peut être entièrement bouleversé par un seul évènement qui en entraînera des tas d'autres. Pour toi, par exemple, c'était ton départ de Londres. Quitter la ville natale avait finalement fait de ta vie un tourbillon aussi intense que somptueux bien qu'entacher par de nombreux aléas qui t'avais énormément fait souffrir. A commencer par ta transformation. Femme-poisson destinée à avoir des écailles et une queue comme seule tenue lorsque tu rentreras en contact avec de l'eau. Tu étais un monstre. Mais même si cela avait été difficile, tu l'avais accepté. Cette transformation avait elle-même créer une nouvelle facette de ta personnalité, autant par besoin de protéger son secret que par celui de prendre du recul pour accepter ce que tu étais devenu. Pourtant, pour toi, cet évènement ne t'avait causé qu'un changement physique. Hors, aujourd'hui, toutes tes pensées tournées vers Wolfgang te rappelait que sa douleur, à lui, était bien plus cruelle.

Les blessures psychologiques sont bien plus dures à panser, la plupart d'ailleurs, demeurent toujours présentes, momentanément refermées, n'attendant que le bon moment pour s'ouvrir et vous faire souffrir davantage. Par ailleurs, tu sais que le douze juillet est précisément un jour ou les plaies de Wolfgang s'ouvrent pour le faire souffrir le martyr sans qu'il ne puisse rien dire. Généralement, il ne dit rien, en effet. Tu as sans doute passé toute ta journée accrochée à ton téléphone dans l'espoir vain qu'il vienne à te répondre. Tu te sermonnes intérieurement, sachant pertinemment qu'il n'est pas du genre à te dire « Bonjour Pearl, je vais mal, je déprime, vient me remonter le moral. » Bien au contraire. Et si, à la base, tu t'étais résignée à la laisser tranquille, tu décides finalement qu'il serait sans doute mieux de ne pas le laisser dans sa morne solitude par une journée pareille. Ce n'est que sur les coups de vingt heures que tu décides de sortir le chercher, après un énième coup de fil auquel il ne donne pas suite. Chose qui t'énerve passablement, te rappelant amèrement le souvenir d'Aloys qui, à l'instar de Wolf, n'a pas donné de nouvelles durant près de huit ans. Attrapant une veste à la volée, tu vois le regard de ton père, qui semble ravi que tu ne passes pas ta journée - et ta soirée - enfermée dans le ranch, puis tu sors. Méthodiquement, tu cherches d'abords Wolfgang dans les endroits où il se rend le plus souvent, hésitant entre l'idée de te dire qu'il ne changera pas ses habitudes mais déprimera encore plus et l'idée qu'au contraire, il s'isolera dans un coin ou on ne le voit jamais. Une fois que la totalité des bars de Cooktown écopèrent de ta visite, tu rebroussas chemin, préférant tenter le cimetière. N'étais-ce pas là qu'on allait lorsque l'on voulait pleurer un mort ? Mais rien n'était présent si ce n'est l'oppressante sensation qui te prenait dans un lieu aussi morbide dans la nuit sombre.

Ce n'est qu'aux alentours des vingt-deux heures que tu tentes un dernier lieu. Le seul où il pourrait être un jour pareil : la plage. En le voyant assis au beau milieu du sable, tu te sermonnerais presque pour ne pas y avoir pensé avant, cela t'aurais évité bien des voyages (et un séjour au cimetière). Retirant tes chaussures, tu traînes les pieds au milieu des grains de sable jusqu'à arriver non loin de Wolfgang qui ne semble pas daigner remarquer ta présence. « Parfois je me demande pourquoi tu as un téléphone portable. J'ai dû t'appeler un million de fois. » Tu parles gentiment, avec un calme et une douceur assez surprenante au vu de l'inquiétude et de l'irritation qu'avait provoqué ses appels sans réponses. Sans même lui demander la permission, sachant qu'il ne te l'accordera sans doute pas, tu prends toi-même le droit de t'asseoir à côté de lui, tes avant bras posés sur tes genoux qui sont repliés non loin de ta poitrine. Tu scrutes l'horizon, l'océan est devenu noir sous le ciel nocturne. « Tu es ici depuis longtemps ? »

All the memories haunt those who let them creep into them.

Le problème, avec le mystère, c'est que lorsque quelqu'un décide de l'imposer à une autre personne, le fossé se creuse irrémédiablement, qu'on le veuille ou non. C'est un fléau qui, à l'instar des secrets et de l'orgueil blessé, sépare les gens. Et Wolfgang était de ces personnes qui ne savaient pas s'ouvrir aux autres. On ne pouvait pas blâmer les plaies béantes qui le semblaient le faire souffrir à chaque seconde, pourtant, quiconque le connaissait pourrait sans peine affirmer qu'il ne faisait pas réellement d'effort pour être plus accessible. C'était comme une barrière entre lui et le reste de l'univers. Une barrière que, malgré ta bonne volonté et ton amitié tu n'avais que partiellement détruite, car comme aujourd'hui, par exemple, il ré-instaurait ce fossé, parce qu'il se protégeait contre quelque chose - ou quelqu'un - sans comprendre que toi, tu n'étais pas là pour lui faire du monde. Dans le fond, tu étais persuadé que la seule personne qu'il voulait protéger, c'était lui-même. Comme si, lorsqu'il parlait de lui et de ces problèmes, il pouvait se faire du mal. A l'instar de beaucoup d'autres personnes, d'ailleurs.

Tu n'as jamais beaucoup entendu parler de Ludwig. Il n'était qu'une ombre dans la vie de Wolfgang et sitôt que son prénom était prononcé, son visage s'assombrissait et il trouvait soudainement l'excuse la plus pitoyable pour s'échapper. Tu l'avais très vite remarqué à force de le côtoyer, lui et Storm. Même cette dernière, qui pourtant avait une relation forte avec lui ne semblait pas connaître réellement cette personne, qui pourtant était une part intégrante du passé de Wolf. Passé qu'il persistait à mettre aux oubliettes. Sauf le douze juillet. « Essaie encore, je continuerais de filtrer chacun d'eux. » Silencieuse, tu soupires. Son cynisme t'a toujours passablement déplu mais pour aujourd'hui, tu es prête à lui offrir des circonstances atténuantes. Les décès, tu n'as jamais vraiment connu. Pourtant, tu as fait le deuil de ton ancienne vie lorsque tu as quitté Londres et quand bien même cela n'aurait rien de comparable, au vu de la peine qui t'avais assaillie, tu préfères ne pas imaginer celle que lui peut ressentir. « Je vois. » Te contentes-tu de répondre. Parfois, tu imagines ce que ce serait d'avoir perdu ta soeur jumelle. Une fille qui te ressemblerait trait pour trait. Avec qui tu aurais longtemps grandi et qui, un jour par un cruel coup du sort disparaît à tout jamais de ton existence. Mais tu as vite arrêté de songer à la peine qu'il peut alors être possible de ressentir. Ce ne sera sans doute jamais comparable. Alors, tu compatis. Silencieusement et sans rien comprendre parce que c'est toujours mieux que rien.

« Je vois d'ici le sermon qui m'attend si j'ose dire que j'y suis depuis six heures trente ce matin. Du coup, tu me dis quelle heure t'ennuierais le moins ? » Tu te crispes, ennuyée qu'il soit autant sur la défensive mais tu n'en dis rien. Encaissant silencieuse en espérant pouvoir le soutenir tout en restant stoïque face à ces remarques assassines. « Je suppose que ça signifie que tu es là depuis très longtemps. » Purement rhétorique car évidemment, tu sais que tu as raison. C'est si évident que même une personne qui ne connaît pas Wolfgang pourrait le savoir. « T'es pas obligée de rester tu sais. » Tu gardes ton regard perdu dans l'horizon assombrit par la nuit, préférant ne rien montrer de la pointe de gêne que t'apporte cette remarque qui t'invite clairement à déguerpir. Stupide fierté. Toutefois tu ne comptes pas bouger, persuadée de pouvoir soutenir Wolfgang, quand bien même semble-t-il clamer qu'il n'a besoin d'aucun soutient. « Je sais. Mais à moins que tu ne me demandes clairement de partir, je vais rester ici. » Tu marques une courte pause. « Et puis, je ne dirais rien. En espérant que ma présence te fera te sentir moins seul. Ou que tu finiras par vouloir parler. Peu importe, j'ai tout mon temps et je suis assez patiente pour faire l'un comme l'autre. » Tu détournes le regard que tu avais porté vers lui reprend ton observation minutieuse de l'horizon teinté par la nuit.