• Avez-vous des rêves ou des espoirs pour le futur ? A l'heure actuelle, mon seul souhait pour l'avenir c'est que ma mère s'en sorte. Elle est le seul parent qui me reste. Je ne suis pas sûr de pouvoir surmonter une nouvelle perte, me retrouver orphelin... Même si l'on s'est beaucoup éloignés, même si elle a perdu le contrôle, qu'elle a craqué complètement après le décès de papa, je ne lui en veux pas. Je l'aime trop pour cela. Je refuse de la perdre elle aussi...
• Dans la vie, on a des hauts et des bas. Si vous deviez nous racontez le souvenir le plus heureux de votre vie, lequel serait-il ? Le jour où l'on avait navigué tous les trois, mon père ma mère et moi, dans le petit bateau de pêche, jusqu'à une petite île perdue au milieu du lagon. On avait déjeuné ensemble, sur la plage, salade de papayes et lait de coco, les pieds dans l'eau et le sourire aux lèvres. Un moment de détente, en famille. Une journée magique. Le sable blanc, les eaux turquoises, le soleil éblouissant... Un instant inoubliable, que malheureusement, je ne vivrai plus jamais...
• Si vous aviez l'opportunité de remonter le temps, quel événement de votre vie changeriez vous ? Le décès d'un proche, surtout lorsqu'il survient soudainement, emportant du jour au lendemain une personne que l'on aime, c'est quelque chose qu'on ne peut maîtriser... Quelque chose sur laquelle on n'a aucun contrôle. Remonter le temps dans mon cas, cela changerait-il vraiment le déroulement de l'histoire ? Est-ce que du haut de mes 12 ans j'aurais pu venir en aide à mon père ? Est-ce que les secours auraient pu être alertés plus tôt ? Est-ce qu'ils auraient pu sauver le marin pêcheur de la noyade ? Des questions qui m'ont travaillé pendant longtemps. Mais avec des si, on se torture plus qu'autre chose. Alors je crois que si j'avais vraiment le pouvoir de remonter le temps, j'utiliserais cette opportunité pour dire à mon père combien je l'aime, à quel point il compte pour moi, l'importance qu'il a tenu dans ma vie...

• Vivant dans un petite ville côtière, aimez-vous vous allez nager ou profiter des plages de Cooktown ? Autrefois, lorsque j'étais enfant, j'adorais tout cela, nager, flâner sur la plage, explorer les eaux du lagon en palme masque tuba ou lors des sorties plongée. Aujourd'hui, j'évite la plage, je ne me rends au port que lorsque je n'ai pas le choix... Je suis rentré pour aider ma mère, l'aider à tenir son commerce, la soutenir... Je ne sais pas ce que j'espérais, mais rien n'est comme avant, tout à changer. Je ne supporte même plus la simple vue de l'eau. Pas simple quand on habite en bord de mer...
• Avez-vous déjà assisté à un phénomène étrange ou surnaturel ? La noyade tragique de mon père a balayé toute la candeur de mon enfance. Pourtant, plus jeune, j'adorais entendre les histoires que me contaient mes parents concernant les mythes et légendes du coin. Parfois même, sur le bateau, j'imaginais surprendre le mouvement d'une queue de sirène disparaitre au loin au milieu des vagues. Pourtant aujourd'hui, il ne reste rien de toutes mes superstitions et croyances enfantines.

Fermer les yeux, sentir la brise contre sa peau, respirer l’air marin chargé de sel. Et douloureusement, se souvenir…

Les eaux bleues du lagon s’étendaient à perte de vue sous les yeux émerveillés du petit garçon cramponné à la barrière du petit navire de pêche, sous le regard vigilant et attentif de son père. Les embruns balayaient son visage, faisant voler ses cheveux, mais le souffle du vent était tiède et agréable. Il régnait sur l’embarcation un calme serein. Woody, 6 ans, souriait comme jamais, incapable de prononcer un mot, ébloui par la beauté du paysage que cette petite excursion lui offrait. Rien ne pourrait gâcher ce moment, pas même l’odeur de poissons qui flottait sur le pont du navire. L’embarcation appartenait à Mr Eastwood. Marin pêcheur, l’homme avait promis à son fils de l’emmener avec lui pour une petite balade dans le lagon. A voir l’expression d’enchantement qui éclairait le visage du petit garçon, cette sortie en mer était probablement une excellente idée.

Woody rouvrit subitement les yeux. Ramené à la réalité du moment présent par la voix bourrue du chauffeur de taxi qui lui demandait si il était du coin. « Oui, je suis déjà venu. » répondit-il d’une voix chargée de nostalgie. « A vrai dire, j’ai grandi ici. » Woody ferma la fenêtre, espérant stopper ainsi les effluves du port qui se dessinait un peu plus loin. Mais trop tard. Les odeurs gagnèrent ses narines, et l’avalanche de souvenirs reprit.

Le retour au port de la ville puis sur la terre ferme fut difficile pour l’enfant ce jour là. « C’était magique, maman ! Tu aurais du voir ça ! On a vu une tortue et un groupe de dauphins aussi ! » raconta-t-il avec engouement à sa mère qui souriait, ravie de l’enthousiasme de son fils. Mme Eastwood était une femme douce et patiente, follement amoureuse de son mari. Le couple avait eu quelques difficultés à concevoir un enfant mais finalement, cette attente avait été récompensée par la venue au monde de Woody. Le petit garçon avait 6 ans maintenant et le couple le chérissait avec une affection sans borne. « Allez au lit mon petit matelot » fit-elle en le bordant tendrement avant de déposer un doux baiser sur le front de l’enfant. « Fais de beau rêve mon chéri. »

Le jeune homme assis dans le taxi ravala son chagrin, submergé par ses souvenirs. Il tenta de chasser le passé de sa tête, malheureusement le présent n’était pas forcément plus réjouissant pour lui. L’automobile gagnait les quais animés du port où les touristes flânaient en discutant joyeusement. Un homme capta l’attention de Woody : il s’agissait d’un marin à la carrure imposante, qui s’activait, déchargeant des caissons remplis de poissons de son bateau. La vision de ce pêcheur en train de travailler ne fit que raviver sa mémoire.

Mr Eastwood pêchait, sa femme vendait le fruit de sa pêche. La famille était donc une famille modeste, aux revenus limités, mais formant un foyer heureux et aimant. Il y eut beaucoup d’autres excursions après la première balade en mer. Woody s’était découvert une véritable passion pour le milieu maritime. C’était un petit garçon curieux et enthousiasme, captivé par tout ce qui concernait la mer, s’intéressant à la faune et la flore de son milieu, s’enthousiasmant lorsque sa mère lui racontait les légendes et mythes marins, réclamant toujours une nouvelle histoire au moment du coucher. Rien d’étonnant donc, que Woody soit devenu un adolescent souriant et épanoui. A l’âge de 12ans, il ne jurait que par la mer et ne rêvait que d’une chose : devenir marin pêcheur. Marcher dans les pas de son père, suivre son exemple. Bien sûr, il avait remarqué que ce n’était pas un métier facile. Les horaires étaient rudes et les pêches, malgré tous les efforts fournis, restaient aléatoires, les revenus en dépendaient. Il fallait parfois se serrer la ceinture chez les Eastwood. Le père de famille ne prenait pratiquement jamais de congés. Pourtant, Woody ne se voyait pas faire autre chose. Il était probablement trop jeune pour réaliser l’autre versant du métier : la fatigue et aussi le danger que cela pouvait représenter. C’est un événement tragique qui révéla au garçon les risques du métier. Alors que son père était parti en mer, comme tous les matins de très bonne heure, le pêcheur ne rentra pas. La météo s’était dégradée soudainement dans la journée. Lorsque l’adolescent rentra du collège ce soir là, c’est uniquement le visage dévasté de chagrin de sa mère qu’il trouva.

« Vous pouvez accélérer. » demanda-t-il au chauffeur, trouvant soudain intolérable la vue des bateaux de pêche amarrés au ponton du quai. Le chauffeur s’exécuta, appuyant sur l’accélérateur. Ils s’éloignèrent peu à peu du port, prenant le chemin de l’hôpital.

Son petit monde, sa vie paisible, ses croyances, ses certitudes, tout fut balayé en un instant ce jour là. Cela faisait à présent 10 ans mais la douleur était toujours aussi vive. Il n’avait jamais pu repris la mer, il ne s’y était plus jamais baigné, hanté par la vision cauchemardesque de son père, se débattant dans les eaux agitées du large… Même mettre un pied dans une piscine, il n’avait jamais plus réussi. Lui qui n’aspirait qu’à devenir marin avait développé une phobie de l’eau. Après tout, cela n’avait rien d’anormal, la mer lui avait pris son père. Mais pas seulement. Elle avait détruit sa vie. Plus rien n’avait jamais été pareil ensuite. Sa mère avait sombré dans une profonde dépression. Incapable de s’occuper de lui, il avait été envoyé chez son oncle, un célibataire endurci, exploitant agricole, qui gérait une ferme dans les terres du Queensland. Lorsque Mme Eastwood fut guérie, Woody ne souhaita pas la rejoindre et il choisit de rester au côté de son oncle, incapable de retourner dans la ville où il avait grandi. A sa majorité, le fermier lui avait offert un travail à ses côtés et le garçon était devenu un pro de la culture de bananes, ananas et autres fruits exotiques.

Pourtant, Woody Eastwood était à présent assis à l’arrière d’un taxi, parcourant les rues de Cooktown. Le destin avait à nouveau frappé. Mme Eastwood était tombée malade et le jeune homme, qui aimait malgré tout tendrement sa mère, n’eut d’autre choix que de se rendre à nouveau dans la ville de son enfance, se confronter à ses souvenirs, affronter ses peurs, afin de tenir la poissonnerie de sa mère et afin de la soutenir dans cette nouvelle épreuve…