j'entends le chant des sirènes

Pas de cours, pas de boulot. Après-midi complètement libre. Le rêve pour n'importe quel étudiant. Septembre aurait pu en profiter pour réviser ses cours mais elle avait préféré se rendre directement à la plage une fois rentrée de Port Douglas. Elle avait juste pris le temps de s'arrêter chez elle pour enfiler un maillot de bain deux pièces rayé qu'elle assortit d'un bermuda en jean. Il faisait suffisamment bon dehors - vingt-quatre degrés - pour qu'elle se passe d'un haut. En sortant, elle avait croisé Charlène avec qui elle avait discuté dix bonnes minutes malgré l'empressement de celle-ci à se rendre sur son lieu de travail, puis elle avait repris sa voiture pour se rendre jusqu'à Finch Bay. Bizarrement, il n'y avait que peu de monde étendu sur le sable malgré la réputation que se traînait le lieu. La jeune femme avait abandonné son bermuda dans sa voiture puis elle avait couru jusqu'aux vagues afin de s'y jeter comme une dératée. Malgré les quelques problèmes qu'elle rencontrait avec son état - elle répugnait particulièrement à mentir à son père et elle était fatiguée de fuir la moindre goutte d'eau - elle adorait nager, elle adorait la sensation de l'eau sur ses écailles.

Dix secondes. Dix secondes et les écailles couleur de neige qu'elle avait appris à apprécier couvraient ses jambes et sa poitrine tandis qu'une large nageoire apparaissait au bout de la queue de poisson ainsi formée. Elle avait poussé un cri de joie qui s'était perdu dans l'eau et elle s'était empressée de s'enfoncer dans l'eau. Loin. Elle avait longuement observé poissons et dauphins, s'était même octroyé quelques minutes de nage avec ces derniers, avant d'oser remonter à la surface. Elle s'était éloignée de la côte, sans doute un peu trop. Heureusement qu'elle était capable de nager à la vitesse d'une petite torpille, sinon il lui aurait fallu des heures pour rejoindre Finch Bay. Bref, elle avait regagné la côte, elle s'était installée dans un coin isolé qu'elle avait dégotté avec Charlène, et elle avait attendu le retour à la normale. Il n'était advenu qu'une longue heure plus tard et, enfin, elle avait pu épousseter son dos couvert de sable avant de rejoindre la plage en elle-même.

Depuis, elle marchait. Tranquillement, les mains croisées dans son dos, le regard perdu parfois vers l'océan, parfois vers le ciel. Elle soupira, passa une main dans ses longues mèches brunes et ce fut à cet instant que son oreille capta une voix qu'elle connaissait bien. Jeff... salut... Eh bien, je prends des photos. Relevant la tête, la jeune femme sourit en reconnaissant Aedan un peu plus loin, malheureusement en compagnie d'une des brutes bien connues de l'université. Elle s'approcha tranquillement d'eux. « Te voilà ! La prochaine fois évite de t'enfuir sans me prévenir... Salut, Jeff. » Elle adressa à l'importun un grand sourire éblouissant, pourtant son regard était glacé. « Tu déranges, mec, alors tu pourrais aller voir ailleurs si on y est ? » Le balourd allait protester, les yeux verts de la sirène, aussi durs que des émeraudes, l'en empêchèrent. En marmonnant quelque imprécation dans sa barbe inexistante, il s'éloigna à grands pas.

Le visage de Septembre reprit sa douceur habituelle. Avec un joli sourire, elle se tourna vers Aedan. « Salut ! » Il y eut un léger silence gêné. Elle sentit son coeur accélérer sensiblement sa course dans sa poitrine. Malgré tout ce qu'elle pouvait dire à Charlène pour qu'elle se la boucle, il était absolument indéniable qu'elle ressentait quelque chose pour lui ; sûrement plus qu'une simple amitié... Elle rosit, baissa la tête un instant, jouant machinalement avec le sable du bout des orteils. Elle était gênée. Comme souvent. Et encore une fois, la question lui revint en tête, martela son esprit avec la force d'une enclume. Devait-elle lui dire que ce qu'il avait vue l'année précédente était une sirène et que cette sirène était elle-même ? Elle se pinça les lèvres et décida de briser ce silence qui s'éternisait. « Comment tu vas ? » C'était tellement... Tellement bateau et désespérant.

Le silence s'éternisait vraiment. Peut-être n'aurait-elle pas dû s'approcher... « Salut ! Je vais bien et toi ? » Une vague de soulagement s'empara de la jeune femme qui sourit légèrement en hochant la tête. « Ca va. L'impression de cramer mais ça va. » L'hiver avait beau être là, le soleil tapait assez fort, malgré le vent marin qui soufflait et apaisait la brûlure sur sa peau. Elle avait toujours eu la peau pâle et tous ses efforts pour bronzer n'arrivaient à rien, elle en était comme qui dirait incapable. Haussant vaguement les épaules, elle amorçait un geste pour glisser ses mains dans ses poches quand elle se rendit compte qu'elle n'en avait tout simplement pas, aussi se contenta-t-elle de laisser retomber ses bras le long de son corps longiligne. « Au fait... merci pour ce que tu as fait. Jeff est vraiment un crétin parfois. » Elle ne put s'empêcher d'éclater de rire à cette remarque. « Pas uniquement parfois, à mon sens ! Puis c'est rien, ce genre de gars, suffit juste de savoir gueuler plus fort qu'eux. Ils sont aussi capables de frapper quelqu'un que moi je suis capable de faire du mal à un animal. » Tous ses proches étaient au courant de cette affection presque démesurée qu'elle portait aux animaux, Aedan y compris.

Encore un léger silence. Curieuse, la petite brune ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil à l'appareil que tenait toujours son camarade. L'objet était passé en mode prévisualisation et elle eut la surprise de se voir à l'écran, le visage tourné vers la mer et à moitié mangé par ses cheveux agités sous l'effet du vent. Ses joues prirent une jolie teinte rose et elle détourna soigneusement les yeux, les mains appuyées sur ses hanches, en se dandinant d'un pied sur l'autre. « Tu es venue seule ? » Hochant la tête en guise de réponse positive, elle releva le nez, plaçant une de ses mains en visière pour protéger ses yeux du soleil. « Charlène travaille, et je vois mal mon père venir de Port Douglas juste pour voir Finch Bay. » Elle haussa machinalement les épaules. « J'ai profité de rien avoir de prévu pour venir faire trempette, du coup. » Encore le silence. La jeune Alaskaine hésita un instant, mais finir par s'emparer d'une des mains d'Aedan, tout en douceur. « Suis-moi. Je connais un petit coin où on sera tranquilles. » Avec un sourire mystérieux, elle l'entraîna à sa suite. Sans lâcher sa main.

Le trajet ne dura pas très longtemps, peut-être dix minutes, jusqu'au petit coin isolé qui leur servait, à Charlène et elle, quand elles devaient se sécher après une excursion en mer. Le bout de sable était coincé au milieu des rochers et, à priori, n'était accessible que si on acceptait de se mouiller. Heureusement, il suffisait de déplacer quelques pierres pour dégager un passage, ce que Septembre se hâta de faire. Et ce ne fut que quand elle eut posé ses fesses sur le sable qu'elle se décida à lâcher la main d'Aedan, un peu à regret, il fallait l'avouer. « J'aime bien venir ici. Y'a jamais personne, c'est plutôt calme. Les dauphins viennent même sur ce bout de plage de temps en temps. » Enfin, ça, c'était quand elle était encore sous sa forme écailleuse, mais elle se garderait bien de lui dire. Elle se recula vivement quand le ressac des vagues vint lécher le sable, un peu trop près de ses pieds. Elle croisait simplement les doigts pour qu'il n'ait pas l'idée de venir ici à un moment où elle attendait son retour à une forme humaine, maintenant. « J'avais un coin du même genre quand mes parents m'emmenaient à la plage de Kenai. Même si l'eau y était moins chaude que ça. » Un léger sourire, un peu triste peut-être, puis son regard vert se posa sur le visage d'Aedan. « Tu ne comptes pas m'arroser, au moins ? »

Tout se passait pour le mieux. Même si Septembre continuait de sentir son coeur battre un peu trop vite, surtout depuis qu'elle s'était emparée de la main d'Aedan sur un coup de tête, tout allait bien. Elle l'avait entraîné dans son petit coin, elle parlait, parlait... Et évidemment, il avait fallu qu'elle fasse une bourde en parlant d'arrosage. L'étincelle qui brilla un instant dans le regard du jeune homme fit que son visage se décomposa. Mauvais signe. Très très mauvais signe. « Pourquoi pas ? » « Ne fais surtout pas ça. » La tension était perceptible dans sa voix, mais c'était déjà trop tard. L'étudiante sentit une volée de minuscules gouttes d'eau s'écraser sur la peau de sa gorge, couler le long de sa poitrine.

Dix. Neuf. Le compte à rebours était lancé. La panique gonfla les veines de la brune qui bondit sur ses pieds comme si elle était montée sur ressorts. Ses mains tremblaient violemment, ses yeux étaient écarquillés. Elle voulut s'essuyer du plat de la main, elle ne réussit qu'à étaler un peu plus le liquide maudit sur sa peau. Huit. Sept. Elle se tourna vers Aedan. « Va-t-en. Déguerpis, vite ! » Sa voix était sifflante, la peur nettement audible, pourtant il ne bougeait pas. Six. Cinq. La moitié de son temps imparti avant la transformation était déjà écoulée. Sa seule échappatoire se trouvait devant elle. L'océan. Elle fit un premier pas vers les vagues qui s'écrasaient avec une violence décuplée contre les rochers, comme si elles avaient conscience de ce qui était en train de se jouer. Quatre. « Je t'assure que tu ferais mieux de partir, Aedan. Tu ne veux pas voir ce qui va se passer dans... »

Sa voix mourut brutalement. Trois secondes s'étaient égrenées, elle n'était enfoncée dans l'eau que jusqu'aux chevilles. Elle chuta brutalement quand ses jambes disparurent au profit d'une longue queue de poisson couverte d'écailles couleur de neige et terminée par une large nageoire presque translucide. Une vague arriva au même moment, la recouvrant complètement, trempant sa peau jusqu'à l'os ainsi que ses longues mèches brunes. Elle toussa, cracha un peu d'eau de mer et repoussa les cheveux trempés qui collaient à son visage. Aedan n'avait toujours pas bougé et ce fut ce qui lui fit pousser un gémissement désespéré. Elle enfouit son visage au creux de ses mains, les joues brûlantes de honte, les larmes aux yeux, inconsciente de l'eau qui continuait de s'écraser contre son corps de sirène. C'était fini, terminé pour de bon, tout ça.

La panique saturait toujours son système nerveux. Sa poitrine, non plus protégée par un haut de bikini mais par une large bande de ces mêmes écailles blanches, se soulevait à une vitesse effrénée et elle refusait catégoriquement de regarder Aedan. « Je t'avais dit de partir ! » Sa voix était plaintive, à l'image de celle d'une petite fille effrayée par un monstre imaginaire sous son lit. Elle renifla piteusement, se traîna comme elle put hors des vagues, à la simple force des bras, et entreprit d'essorer ses longs cheveux pour que le séchage aille juste un peu plus vite. « Pourquoi t'es resté ? » Toujours ce même ton de fillette terrorisée. Elle avait peur, oui. Peur qu'Aedan la repousse, qu'il la trouve monstrueuse, peut-être même qu'il aille tout raconter à ces scientifiques du navire océanographique. Peur de se retrouver enfermée, disséquée, détruite pour découvrir l'origine de ces transformations handicapantes.

« Tu devais pas voir ça... Tu devais pas me voir dans cet état... Je voulais pas... » Ses mots s'étaient transformés en un murmure presque inaudible. Péniblement, Septembre réussit à se retourner pour s'asseoir sur le sable, les joues toujours aussi brûlantes, les yeux toujours bordés de larmes. Elle frappa du poing cet appendice marin qui avait remplacé ses jambes et qui ne disparaîtrait pas tant qu'elle ne serait pas entièrement sèche. Tout était fichue à cause de cette transformation qu'elle ne contrôlait pas et dont elle se serait volontiers débarrassée. Quoique... Non. Après un instant de réflexion, non. Evidemment que sa situation particulière était particulièrement agaçante puisqu'elle la contraignait à ne pas se baigner en public et à guetter la moindre goutte d'eau qui pourrait entrer en contact avec son épiderme, et ce depuis quatre ans maintenant, mais les avantages que cela impliquait - une proximité étonnante avec la faune marine et une aisance sans précédent dans l'eau - compensaient. Mais maintenant, si ça devait lui retirer l'homme pour lequel elle ressentait bien plus que de l'amitié, elle ne savait absolument pas ce qu'elle ferait.

« Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai fait quelque chose de mal ? » Elle ne répondit pas. Elle était beaucoup trop paniquée pour ça. Elle ne voulait qu'une chose, qu'il disparaisse, qu'il parte avant qu'il ne puisse la voir dans cet état étrange, mi humaine mi poisson. Un état trop étrange, trop... fantastique pour qu'il puisse le prendre sereinement. Elle le savait. « Mais enfin, Septembre... dis moi ce qu'il se passe ?! Je ne voulais pas... » Trop tard. C'était trop tard, les dix secondes s'étaient écoulées et sa malédiction avait fait son effet. Une chute, une vague et elle était trempée, totalement offerte au regard sidéré d'Aedan. Les larmes lui étaient monté aux yeux et elle avait craqué, sur les nerfs, incapable de calmer les battements trop rapides de son coeur. Pourtant, il la surprit. Au lieu de s'enfuir, au lieu de péter les plombs et refuser son existence même, il resta près d'elle, déposant même sa chemise sur ses épaules. Septembre renifla piteusement et s'essuya les yeux. « Ta chemise va être complètement trempée. » Un sourire un peu timide étira ses lèvres et elle baissa finalement la tête. Elle ramena machinalement sa nageoire vers elle, battit un instant l'air avant de la laisser retomber mollement sur le sable humide.

« Tu... depuis quand est-ce que... tu es une... enfin... sirène ? » La petite brune se pinça les lèvres. Elle eut un instant d'hésitation mais autant répondre à ses questions. Elle ne pouvait qu'imaginer le choc qu'il venait d'avoir. « Quatre ans. J'avais seize ans le jour de ma toute première transformation. » Elle soupira et se passa les mains sur le visage. Il avait sûrement d'autres questions et elle les attendait. Presque calmement. Presque. « Nous nous sommes déjà vu... je ne me trompe pas ? C'était bien toi ? j'étais sur ce bateau et... et tu étais là... » Hochement de tête positif. « C'était... une erreur de calcul. J'ai mal estimé ma trajectoire et je me suis retrouvée trop près du bateau... Nous... Les sirènes... ne sont pas censées se montrer sous cette forme. Avec les scientifiques qui traînent depuis quelques temps... » Elle haussa légèrement les épaules. Simple question de principe. « C'est moi qui ai fait ça ? » Septembre eut un instant de surprise. Doucement, elle vint s'emparer de la main du jeune homme pour la serrer entre les siennes, à peu près à l'endroit où devraient se trouver ses genoux. « Ca fait partie de notre malédiction. Il suffit d'une goutte d'eau et je n'ai que dix secondes pour trouver un endroit sûr... Tu ne pouvais pas savoir. »

Il y eut un moment de silence. Un léger sourire malicieux finit par ourler les lèvres de la jeune sirène et elle approcha son visage de celui d'Aedan. Très près. « Tu es un bon nageur, dis ? » Sans quitter son sourire, elle se recula et se hissa à la force des bras jusqu'à l'océan, sans oublier de déposer la chemise du brun sur un rocher proche. « Puisque j'ai pris l'eau, autant en profiter, non ? » Elle tourna encore une fois la tête vers lui, lui tendit la main avec un sourire engageant. « Allez, viens ! On verra peut-être des dauphins, en plus ! » Un instant de silence, puis elle se permit de fournir quelques explications. « Les animaux marins semblent bizarrement... attirés par les sirènes. Ca arrive assez souvent que je me retrouve au milieu d'un banc de poisson pendant que je nage. » Un petit soupir presque nostalgique lui échappa. « Enfin bref. Ca te dit ? »