• Avez-vous des rêves ou des espoirs pour le futur ? À vrai dire, Duncan vit essentiellement pour l'écriture de ce livre, il cherche des idées, il a tout simplement cette envie, cette ambition folle d'être publié, d'obtenir de la reconnaissance. Il ne l'avouera jamais mais il veut que sa mère lise son roman et soit folle de rage devant l'existence de créatures fantastiques, une telle croyance qu'elle bannit ! Bien sur, il n'est pas dans les idées de Duncan de finir sa vie seul, il veut retrouver quelqu'un, une personne qui le fasse se sentir vivant, qui le soutienne, quelqu'un qui ne l'abandonnera jamais...
• Dans la vie, on a des hauts et des bas. Si vous deviez nous raconter le souvenir le plus heureux de votre vie, lequel serait-il ? Un seul souvenir ? Ce devait être lors de sa première lecture, lorsqu'il s'est senti emporté dans un autre univers. Cette sensation reste inoubliable et il aimerait écrire aussi bien, de sorte que le lecteur oublie la réalité qui l'entoure.
• Si vous aviez l'opportunité de remonter le temps, quel événement de votre vie changeriez vous ? Sans hésiter le jour de son mariage. Au lieu de l'attendre à l'autel, il serait allé la chercher, pour savoir ce qui l'empêchait de venir. Il l'aurait cherchée jusqu'à ce qu'il comprenne. Au lieu de ça, il s'est laissé tomber dans ces abysses de la tristesse.

• Vivant dans une petite ville côtière, aimez-vous vous aller nager ou profiter des plages de Cooktown ? Duncan est une de ses personnes qui adorent nager, sentir l'eau l'entourer, ce sentiment que le temps est suspendu. L'eau est un élément qu'il utilise essentiellement pour réfléchir, il invente des personnages quand il se baigne, il avance leur histoire tout en gardant la tête immergée. Il aime moins les plages lors des journées où se massent des montagnes de personnes. Il considère le soir comme le meilleur moment pour une petite promenade sur une plage, voir le soleil se coucher est un spectacle qu'il ne se lasse pas de voir.
• Avez-vous déjà assisté à un phénomène étrange ou surnaturel ? Pour lui, ce serait comme un rêve d'enfant. Un phénomène surnaturel pourrait lui rendre l'inspiration qui lui manque. Mais pour le moment, il n'a rien vu de spécialement intriguant à sa grande déception. Même si tout cet univers australien lui paraît déjà fantastique.

L'avion australien avance à une vitesse constante, rien ne semble perturber le vol de courte durée, ni même les passagers : des personnes qui veulent juste voyager afin de découvrir de nouveaux horizons, de faire du tourisme, d'autres qui désirent simplement se rendre à une réunion importante ou ceux qui ignorent pourquoi ils ont pris cet avion, qui ont juste envie de s'éloigner du monde. Parmi cette dernière catégorie d'individus se trouve un homme, milieu de la trentaine, cheveux bruns en pagaille, style vestimentaire neutre, il ne sort guère de l'ordinaire. Comme d'autres, il a la tête appuyée contre la vitre, le mouvement l'a lentement bercé, si bien qu'il s'est endormi et en a oublié de ranger les quelques feuilles qui se trouvent toujours sur ses genoux. Ces feuilles représentent son rêve, la chose qu'il cherche à accomplir depuis sa plus tendre enfance : écrire un livre, son propre roman de fiction, cette idée germe depuis longtemps dans son esprit, depuis très longtemps, depuis que sa mère -dans l'optique de lui donner une bonne éducation catholique- lui a fait lire "Les Chroniques de Narnia" de C.S Lewis.


« Duncan, mets les mains sur la table ! Tout de suite !» Le visage sévère et fermé de Mrs Bradford n'acceptait jamais le moindre signe de laisser-aller chez ses enfants, elle les interdisait et les punissait souvent de diverses façons, allant d’un énergique remontage de bretelles à de nombreuses fessées ou même une privation de repas. Elle les avait élevé d'une façon stricte qui avait fait que son mari était devenu le parent préféré car beaucoup plus laxiste voire passif. Celui-ci se faisait totalement marcher sur les pieds mais ça ne semblait pas le déranger plus que ça, après d’aussi longues années de mariage, il avait été forcé de s’y habitué. Duncan était le troisième et dernier enfant de la fratrie, il était le plus jeune, il avait d'ailleurs neuf ans en mille neuf cent quatre vingt six. La plus âgée s'appelait Meredith, et avait dix ans de plus que lui, elle en était donc plus sage et docile, obéissant sans broncher mais n'en pensant pas moins. L'autre enfant, Philip était un garçon turbulent, rebelle, il avait quinze ans à cette époque et ne suivait aucune règle. Il semblait qu'il était destiné à rendre sa mère folle. Le jeune Duncan avait donc cette lourde tâche d'être le dernier, celui tantôt trop gâté, tantôt trop puni. Il n'existait pas de juste milieu pour lui. Il était d’ailleurs aussi proche de sa sœur que de son frère, il avait autant de complicité avec les deux, même si Meredith et Philip ne s’entendait pas aussi bien.
La famille Bradford vivait en Écosse à Glasgow, ils habitaient dans une petite maison non loin de la campagne qui donnait des envies de liberté aux enfants. Parfois même Duncan et son frère partaient courir au loin pour se défouler et oublier leur mère. Mrs Bradford dirigeait d'une main de fer, elle donnait son avis sur tout et censurait parfois son propre mari qui ne bronchait plus avec le temps. Chaque dimanche était un jour de messe auxquelles les enfants étaient obligés d'assister, c'était la corvée de la semaine, ce jour haï par tous. Un jour en rentrant du service de midi, Duncan avait eu la mauvaise idée de dire de sa fluette voix d'enfant : « Mais c'est pas vrai tout ça, y'a pas de Dieu !» Sa mère ne l'avait pas laissé sans sortir de cette façon et lui avait presque hurlé dessus, s'écriant qu'il était un fils ingrat qui était trop ignorant pour comprendre tout les bienfaits que ce Dieu faisait pour lui.
Quelque jours plus tard, après avoir lu une excellente critique sur les messages religieux probablement cachés par Lewis dans sa série de romans, Mrs Bradford déposa le premier roman sur la table de chevet de son fils. Celui-ci lu les sept livres d'une traite, ce qui plut beaucoup à sa mère. Mais contrairement à ce qu'elle avait pensé, les messages religieux étaient restés cachés entre les lignes puisque la seule chose qu'avait retenue ce grand lecteur était la faune fantastique. Ces créatures parlantes et mythiques l'avaient fait rêvé, bien plus qu'aurait pu le faire n'importe quel miracle... Duncan avait commencé à s'intéresser énormément et avec une grande passion à tout cet univers fantastique au grand déplaisir de sa mère. Il avait commencé à faire des dessins de toutes les créatures présentes dans la saga et qui lui avait plues et les afficher dans sa chambre. Il était un piètre dessinateur mais il écrivait beaucoup d’indications pour de futures descriptions. Mrs Bradford n’en était pas contente, et passait son temps à vouloir retirer toutes ces feuilles de papier dont la vue lui déplaisait grandement.


L'annonce du commandant de bord retentit, il informe les passagers que l'arrivée à l'aéroport de Cooktown se fera dans un petit quart d'heure. Cooktown : petite ville australienne, destination finale du passager endormi. D'ailleurs il commence à se réveiller, il ouvre les paupières, geste lent qui dévoile peu à peu la clarté de ses yeux qui en ont séduit plus d'une ! L'Australie ne l'a jamais vraiment rêvé, à vrai dire, aucun pays ne vaut l'univers immense de son imagination. Il vit presque complètement dans ses inventions, dans les mondes des écrivains qu'il admire. Il bouge lentement, le vol n'est pas si long que ça, mais il n'a pu s'empêcher de s'endormir, peut-être pour ne pas avoir à fixer la page blanche qui s'imposait à lui, cette page blanche qui, posée sur ses genoux, le nargue. En dessous de celle-ci se trouve une petite dizaine de pages gribouillées de sa fine écriture, des pages décrivant les personnages qu’il compte utiliser dans son roman, ils sont sensibles, ont un cœur de pierre, des histoires insoutenables, des passés rocambolesques, ce dont l’auteur n’aurait jamais osé rêver... Plongé dans ses pensées, il se redresse brusquement, s'excuse auprès de son voisin qu'il a malencontreusement bousculé. Son regard s'arrête ensuite sur son annuaire, l'alliance en est partie depuis longtemps, depuis douze ans.


Duncan reposa son livre avec un certain regret, il avait haleté avec la communauté de l'anneau depuis le premier tome, l'atmosphère lourde et pesante l'avait entraîné avec une force terrible. Les descriptions précises et détaillées de Tolkien avaient fait voyagé l'esprit du jeune homme d'alors vingt deux ans. On était en mille neuf cent quatre vingt dix neuf, à l'aube des années deux mille. Il avait quitté sa famille depuis quelques années pour aller dans l'université qui l'attirait le plus, il voulait devenir professeur, enseigner, faire partager une de ses passions pour les parfois terribles événements historiques qui le fascinaient autant que l’univers fantastique mais aussi être en contact avec les gens. Il y avait rencontré Lizbeth, elle était rapidement devenue sa meilleure amie, puis elle était devenue comme son âme sœur, elle était son Arwen, cette personne qui lui paraissait étrangement fantastique, comme sortie d'un livre de conte. Il était tombé amoureux d'elle pour son côté naturel, très attachée à l'environnement, un peu hippie même. Contrairement à Mrs Bradford qu'elle n'avait d'ailleurs jamais rencontré, elle croyait à des forces naturelles et était persuadée que la mort les emporterait tous le 31 décembre à minuit. Duncan ne se faisait pas de soucis, pas vraiment, il ne croyait pas à ces choses-là et en parlait avec humour. Il aimait l’écouter, sa voix douce le faisait rêver, elle racontait d’excellentes histoires qui ne finissaient pas toujours bien. Sauf la leur. Il aimait la sentir tout près de lui, comme si elle était une partie de lui, cette partie dont il avait terriblement besoin pour vivre correctement, la serrer dans ses bras était l’instant dont il ne pouvait jamais se passer pendant une journée. Il n’avait jamais aimé une autre femme de cette façon et comptait bien passer le reste de vie à son côté.
Mais c’était sans compter cette phobie des années deux mille, cette perspective la rendait folle, elle commença lentement à glisser vers une sorte de folie, le mariage était prévu l’exact trente et un décembre, mais Lizbeth ne voyait plus cette date comme celle de l’avènement de son amour pour Duncan, mais plutôt comme étant celle de sa mort, de la mort de toute l’humanité. A mesure que se serrait d’avantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui. Le jeune homme refusait cependant d’y croire, il préférait penser que cette frayeur s’effacerait le jour de leur mariage, il tachait donc de garder bonne figure. Mais la date se présenta, il l’attendit à l’autel jusqu’à ce que le soleil de deux mille se lève, elle ne vint jamais. Il ne sut jamais ce qu’elle était devenue. Son cœur fut simplement brisé, il perdit un temps goût à la vie, il s’enferma dans son monde imaginaire.


L’avion est en train d'atterrir, l’aéroport n’est pas comme ceux auxquels il est habitué, beaucoup plus petit que les internationaux dans lesquels il est déjà allé. Il redresse sa tablette, regarde furtivement la feuille vierge, comme si des lignes s’étaient écrites pendant son sommeil, il esquisse un moue déçue, puis un léger sourire trace son chemin jusqu’à son visage, il a comme l’impression que peut-être il découvrira quelque chose dans cette ville, quelque chose qui vaille le coup d’être écrite.


Duncan avait beaucoup voyagé, il était allé aux Etats-Unis en simple touriste, il s’était émerveillé à New York malgré la foule qui ne cessait de l’entourer. Il était allé dans tous les recoins possibles, s'était perdu à Chelsea, avait rêvé le long de la cinquième avenue. Il avait ce côté explorateur qui l'encourageait à partir quelque part sans se soucier de se repérer. Il profitait. Il avait ensuite enseigné l’anglais en France, il avait été séduit par Paris, mais aussi par les moins grandes villes, celles qui attirait moins que la capitale comme Lyon par exemple. Ses voyages l’avaient mené à donner parfois des cours à distance. Il aimait son métier, il appréciait la proximité qu’il avait avec ses élèves, il n’était pas totalement vieux donc ils pouvaient tous lui parler sans se sentir intimidé. Après avoir enseigné l'anglais, il avait décidé de devenir professeur d'histoire, il voulait enseigner le vingtième siècle et ces terribles guerres. Duncan suivait beaucoup ses passions, ses émotions dans ses choix de vie. Il avait toujours en tête de quitter ce qu'il avait pour partir explorer d'autres horizons.


Le commandant de bord remercie les passagers d’avoir utilisé la compagnie et les invite à atteindre les portes de sortie. Duncan se lève, récupère toutes ses affaires. Quelques instants plus tard, il commence à fouler le sol australien de Cooktown, il ne se souvient même plus pourquoi il a choisi de venir ici. Il sait juste que dès le lendemain, il pourra aller se baigner, se vider la tête dans l’eau. Il ne sait pas encore si il compte rester à Cooktown, mais il espère bien qu’il rencontrera des gens qui en valent la peine.