Sloane & Woody

Le port. L’odeur du poisson et de la marée. Les silhouettes des bateaux amarrés attendant patiemment leurs propriétaires pour un prochain départ en mer. Les badauds et les touristes flânant sur les quais en discutant avec engouement. Les artistes et leurs toiles sur lesquelles ils étalaient avec soin et talent les touches de couleur pour immortaliser l’instant, cristalliser l’image de ces docks animés.

L’atmosphère de l’endroit était quasiment irrespirable pour le jeune brun qui marchait d’un pas hésitant jusqu’à un petit navire de pêche. « Salut Woody » le salua un homme de taille moyenne qui s’affairait sur le pont de son embarcation. « Salut. » lui répondit le garçon avec un faible sourire. Chaque seconde passée ici faisait croitre le malaise instillé en lui. « Tu n’as pas l’air en forme mon grand ? Elle te manque ta ferme ? » Il évita le regard du pêcheur et se contenta de secouer la tête. Non, ce n’était pas vraiment la ferme de son oncle qui lui manquait, ce lieu n’avait jamais été son chez lui de toute façon… Non sa gène était plutôt du à la proximité de la mer, comme toujours depuis la mort de son père. Le port n’aidait pas. L’air marin était chargé de souvenirs douloureux pour Woody. Son interlocuteur descendit de son bateau les bras chargés d’un caisson rempli de poissons fraichement pêchés qu’il lui tendit. « Merci, je vais charger ça et je reviens vous régler tout de suite». Après avoir déposé la marchandise dans son camion réfrigéré, Woody retourna sur ses pas. Il tendit un chèque au pêcheur afin de payer sa cargaison de poissons. L’homme glissa le règlement dans sa poche en le remerciant. « Quand ta mère aura repris du service à la poissonnerie, hésite pas à me passer un coup de fil. Je recherche toujours un matelot pour compléter mon équipage ». Woody resta un instant perplexe. Si l’homme se doutait une seule seconde de ce que le simple fait de se rendre sur les quais coutait à Woody, il ne lui proposait certain pas ce job… Mais que pouvait-il répondre à cela ? L’homme avait beau avoir connu son père, lors du nauffrage, il n’avait perdu qu’un simple ami. Woody, lui, avait perdu un père. Non, le pêcheur ne pouvait pas comprendre. Il proposait cela par gentillesse. Tous les collègues de Mr Eastwood savaient que son fils embrassait le rêve d’un jour devenir marin pêcheur. Un rêve brisé à présent. Il ne supportait même plus la vue de l’eau. Ca en devenait une phobie. Alors il avait tiré un trait sur ses ambitions de carrière… Poissonnier intérimaire jusqu’à la guérison de sa mère, officiellement en « vacances », officieusement hospitalisée pour une chimiothérapie invasive… Rien n’était sur pour leur avenir pour l’instant. Il secoua donc la tête, répondant d’un ton poli au marin « C’est gentil, j’y penserai. Mais pour l’instant ma mère a bien l’intention de se reposer et de profiter de ma présence à Cooktown pour prendre des vacances bien méritées. »

L’homme s’éloigna. Woody effectuait quelques pas en direction de son camion lorsque son regard fut capté par la présence d’une silhouette familière : Sloane. La jolie blonde se tenait face à la mer, les cheveux balayés par les embruns, contemplant avec une étrange fascination les flots qui s’étendaient devant elle. La jeune femme était une nouvelle connaissance de Woody. Il l’avait rencontrée il y a quelques semaines de ça, à son retour à Cooktown, lorsque la ville avait organisé l’habituelle cérémonie de commémoration en l’honneur de tous les habitants décédés ou disparus en mer. Un instant, il avait pensé qu’entre eux, le contact pourrait bien passer, qu’ils pourraient se comprendre. Après tout, la mer lui avait volé son père à elle aussi... Mais à la voir ainsi, fascinée par les eaux troubles de la mer, il devait se rendre à l’évidence : ils étaient complètement différents. Il ne put s’empêcher de l’approcher, intrigué par une telle attitude. Il l’interpella d’une voix plus bourrue qu’il ne l’aurait voulu « Sloane, qu’est-ce que tu fabriques ici ? »

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Sloane & Woody

«
Sloane qu’est-ce que tu fabriques ici ? » Lorsque ses mots lui échappèrent et qu’ils résonnèrent aux creux de son oreille, il réalisa trop tard que le ton de sa voix était plus agressif que poli. Woody était un garçon d’un naturel gentil, plutôt posé habituellement. Mais voilà, lorsqu’il se trouvait devant une situation qu’il ne comprenait pas, et dès que cela touchait le milieu marin, il avait tendance à s’énerver plus facilement, à perdre son self contrôle. C’était un peu son talon d’Achille, la corde sensible qu’il valait mieux éviter de titiller avec lui. Depuis qu’il était de retour à Cooktown, son calme légendaire semblait faillir et il se surprenait à s’énerver pour des petites choses qui d’ordinaire l’auraient laissé stoïque. Etre contraint de se retrouver dans la ville de son enfance, se confronter ainsi au passé que ces paysages familiers lui renvoyaient en pleine figure, cela mettait ses nerfs à rude épreuve. Il aurait probablement du s’excuser immédiatement auprès de la jeune femme pour la rudesse de sa question, mais Sloane ne sembla pas lui en tenir rigueur puisqu’elle plaisanta en le saluant poliment, comme il aurait probablement du le faire de premier abord, et en lui signifiant qu’elle allait bien, soulignant avec humour que la question « comme vas-tu » aurait été surement plus appropriée pour engager la conversation. Malgré la tension que les lieux et l’atmosphère si particulière des docks faisaient naitre en lui, Sloane avait réussit à lui arracher un petit sourire amusé.

«
On fait aller… » Répondit-il à sa question. Il resta volontairement vague parce qu’il n’avait pas envie de solliciter d’autres interrogations concernant son moral chez son interlocutrice. Entre l’obligation professionnelle de se rendre au port, cet endroit qu’il détestait tant, pour faire le plein de marchandises fraiches pour la poissonnerie et les nouvelles peu rassurantes des médecins concernant la santé de sa mère, le moral n’était pas au beau fixe. Mais il n’avait vraiment pas envie d’en parler, surtout que la femme avait insisté auprès de Woody pour que le moins de personnes possibles soient mis au courant de son cancer. Il continua donc sur un ton léger, s’excusant de sa première question un peu brutale : « Excuse moi pour mon entrée en matière quelque peu directe, je m’attendais vraiment pas à te voir ici à vrai dire… »

Ce bref instant de décontraction ne dura pas. La jeune femme lui répondit avec un ton détaché qu’elle regardait la mer, précisant que cela pouvait paraître louche et être mal interprété. Il resta un instant muet, scotché par la réponse de la jeune femme. Il ne la comprenait pas en effet. Elle se tenait là cheveux aux vents, à regarder la mer. A regarder celle là même qui lui avait volé son père, celle qui avait chamboulé sa vie. Elle observait avec admiration l’élément responsable du tournant tragique qu’avait pris sa vie. Pourtant lorsqu’il l’avait rencontrée la première fois, à cette cérémonie de commémoration pour les disparus en mer, il avait vite réalisé combien son père lui manquait et combien la disparition de ce dernier l’attristait. Sa situation lui avait rappelé la sienne et il n’avait pu s’empêcher de faire le parallèle entre eux. Alors la trouver ici, l’entendre avouer qu’elle admirait la mer, cela le laissait sans voix. Pourquoi cette fascination ? Comme elle l’avait dit elle même c’était louche. Et encore c’était un euphémisme car c’était plus fort que ça. Pour Woody, cela semblait malsain. Etait-elle masochiste pour s’infliger un tel tourment ? Parce que les images des flots ne réveillaient en lui aucune passion, ne provoquant qu’une immense douleur au creux de son thorax. Se pouvait-il que la vision de cette étendue bleue ne déclenche pas en Sloane la même foule de souvenirs déchirants qu’elle entrainait chez Woody ? La question s’échappa naturellement de ses lèvres, mais son ton était plus curieux et moins bourru cette fois : « Et cela ne te fait pas mal ? »

Les embruns balayèrent son visage troublé et apportèrent avec eux le son d'une corne de brume lointaine annonçant le retour d’un navire au port. Le son s’intensifia, signe que l’embarcation se rapprochait. Les yeux du garçon, par réflexe, comme lorsqu’il jouait à l'apprenti marin-pêcheur autrefois, cherchèrent au loin la silhouette du bateau et bientôt identifièrent l’ombre d’un chalutier qui se découpait au loin. Cette vision lui remémorait trop bien les matinées passées ici à guetter le retour de son père, l’œil vif et alerte. La douleur qui tailladait sa poitrine sembla s’intensifier sur le champ. Son regard se détacha alors de l’horizon pour se poser de nouveau sur son interlocutrice. Comment pouvait-elle agir ainsi, comme si tout cela ne comptait pas ?

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