• Avez-vous des rêves ou des espoirs pour le futur ? « Mes rêves, je les ai accomplis. J’ai envoyé valser les vieilleries accrochées à mon nom pour en moderniser l’image. J’ai vingt-quatre ans et je sais ce que je veux, je fais tout pour rester libre, sans attaches et sans amour. Je n’ai besoin que des fonds marins pour me sentir heureuse, mon seul espoir serait donc de m’y faire oublier, mais je reste unique héritière officielle des Leask, j’ai donc des devoirs que je ne peux ignorer. Impensable de n’avoir ni époux ni enfants, un jour où l’autre. Le rêve serait de rester aussi indépendante que je ne le suis aujourd’hui. J’ignore la douleur, j’ignore mes failles, mes blessures, et j’avance au gré des vagues et des brises légères. »
• Dans la vie, on a des hauts et des bas. Si vous deviez nous racontez le souvenir le plus heureux de votre vie, lequel serait-il ? « Le souvenir le plus heureux ? Je ne saurais vous dire s’il s’agit de ma première virée dans les profondeurs océannes ou du jour de ma majorité. Je ne pouvais obtenir de droits sur le patrimoine de mes parents qu’en atteignant mes vingt-et-un ans.. je crois que je n’ai jamais été si heureuse de signer des papiers. J’étais officiellement libre de mes choix, de mes mouvements, je pouvais céder à toutes mes envies. La première fut de m’échapper et de plonger, ce que j’ai fais, une fois tous les regards détournés. J’ai nagé, nagé, nagé, encore, toujours, jusqu’à me sentir rassasiée, jusqu’à ce que ma soif de changement soit tarie. Je ne suis revenue qu’une fois le croissant de lune haut dans le ciel. Cette belle lune dont la rondeur nous effraye toutes, mais dont la beauté de ses cycles ne laisse personne indifférent. J’étais libre. Il n’y avait que ça de vrai. »
• Si vous aviez l'opportunité de remonter le temps, quel événement de votre vie changeriez vous ? « Sans nul doute deux évènements. L’un lorsque je n’étais qu’un embryon.. ma mère portait en son ventre des jumelles. J’ai survécu, pas elle. J’ai pris trop d’énergie, elle était trop faible. Je crois que mère ne s’en est jamais remise, cela a sans doute entraîné sa volonté jusqu’à chercher le secret de ces créatures mythiques dont certains membres de la famille avaient croisé la route. J’aurais voulu être capable de la sauver, de la sortir des eaux. Je n’avais que seize ans, mais j’aurais tellement voulu changer le cours des choses.. changer ce foutu Destin qui s’est acharné sur nous. Père en fut si malheureux.. un océanologue devenu si amer qu’il n’approcha plus les eaux, m’en éloigna dés lors. Notre clan en a été affecté. Il aurait été nécessaire de stopper la roue de l’infortune. »

• Une seule goutte d'eau, et le compte à rebours est entamé : comment faites-vous pour dissimuler votre nature de sirène/triton à vos proches ? « Cela dépend de la situation. Mes proches savent qu’il ne faut en aucun cas me demander d’approcher cet élément. Je suis une biologiste marine de bibliothèque aux yeux du monde, celle qui se passionne pour des êtres vivants dans un monde qui la terrorise. En réalité il n’en est rien. Rien du tout. J’aime plus que tout la mer, plus que tout cette faune et cette flore incroyable. Si tant est qu’on m’arrose accidentellement, je fuis derrière la porte la plus proche. Souvent je termine dans des toilettes, enfermée. Ce n’est pas très pratique mais là, on ne vient jamais me chercher. Prétexter les crises d’angoisse sauve mille fois la mise. Si je tombe à la mer, je m’y enfonce, disparaît, et réapparaît plus tard. Et si je n’ai pas de lieu à proximité pour me planquer, je ne vais nulle part, c’est aussi bien. Je suis prudente, aussi maniaque que le serait une vraie phobique. Mais une phobique d’une découverte du mensonge, et non une phobique élémentaire. N'allez pas chercher Watson. »
• Sentir les écailles remplacer votre épiderme, les nageoires se fondre sur vos pieds, l'eau vous caresser doucement... Quel est pour vous la plus belle chose dans le fait d'être une sirène/un triton ? « La liberté, je me répète mais c’est ce que j’aime le plus, ce qui m’est vital. Cette particularité place des contraintes dans la vie quotidienne, mais plonger au milieu des coraux, se fondre parmi les bancs de poissons, les dauphins, ça n’a absolument aucun prix. Je sais que je suis une petite fille gâtée, blasée d’une existence de princesse que je n’apprécie pas comme je le devrais, mais la nature m’a fait ce cadeau, et je ne voudrais le rendre pour rien au monde. Je peux être la pire des garces avec le commun de l’humanité, j’éloigne le monde de mes secrets, pour toujours conserver mes écailles. L’amour ? Sûrement le sacrifierai-je aussi. Je n’ai pas envie de poursuivre sur cette pente. »
• Calepins en main, appareils de mesure complexes... Que pensez-vous de la horde de scientifiques qui se penchent un peu plus sur les phénomènes étranges se passant à Cooktown et entourant votre existence de sirène/triton ? « Je les comprends. J’ai fais de même pour parvenir à percer les messages codés légués dans ce vieux bouquin aux airs de grimoire. J’ai fouiné. J’ai tout étudié, tout noter. Peut-être mériteraient-ils de connaître la vérité pour savoir l’apprécier. Apprécier les océans, les mers, tels qu’ils sont. Il y aura toujours un être capable de vous démontrer l’horreur de la nature humaine, mais il y a tant à apporter au monde.. ce serait.. enseigner comment communier avec l’eau, communier avec le monde marin, ne plus le détruire par maladresse. Ils ont le droit de chercher. Certains méritent de savoir. Que les autres se tiennent tranquilles. »

« La légende raconte qu'Ekësha aimait Arûn le Dieu Rêveur, mais celui-ci n'avait d'yeux que pour sa soeur jumelle, Arryl la Déesse des Songes. Rejetée et humiliée par l'être aimé, Ekësha sombra dans la mélancolie, et quand Arün devenu fou, embrasa les Terres Immortelles chères à son cœur, la déesse versa tant de larmes qu'elle en noya la majeure partie du monde. C'est ainsi qu'elle créa bien malgré elle les mers et océans et qu'elle devint la Déesse des Eaux. Lors de la guerre des dieux, Ekësha se réfugia dans l'obscurité des Abysses où elle erra longtemps dans un mutisme total, puis comme un don d'Aronsün le Grand Rêveur, la déesse découvrit Aëlandys, la cité de lumière sous la mer. Ekësha y fonda son royaume et devint la gardienne des âmes égarées, ainsi que la source de vie pour tous les peuples de ce monde. »

extrait d'un vieux grimoire familial.

Sur l’eau étincelait la légère lueur d’une lune ronde naissante. Sur cette eau froide, cette eau sombre, au beau milieu de nulle part, brillaient les pailletant d’une lumière surnaturelle, scintillant le reflet d’une silhouette féminine sur la surface liquide. Il n’y avait aucune raison hasardeuse pour qu’elle se trouve en cette heure, en ce lieu, bien au contraire, rien n’était hasard dans cet esprit tourmenté en recherche de liberté. Ne seriez-vous pas prêts à tout, si par magie, vous pouviez changer le cours de votre Destinée ? L’inconnue sur le bord du bassin l’était. Sur le sol humide semblait reposer comme en sa dernière demeure un livre ancestral à la reliure de cuir, un livre sur lequel les inscriptions étaient calligraphiées à la main, par plusieurs mains à dire vrai, dans des langues différentes. Cet ouvrage avait été feuilleté tant et tant de fois qu’elle en connaissait sans nul doute chaque ligne, chaque rondeur, chaque virgule, jusqu’à la texture des pages tournées et retournées. Cela faisait déjà plusieurs heures que la demoiselle patientait, elle ne s’était levée qu’à l’instant où l’astre nocturne s’était montré dans sa forme sphérique, dans sa folle perfection. Sur le point de plonger, elle s’interrogeait une dernière fois sur la folie qu’elle était en train de commettre, sur ce délire qui la poussait à croire que la solution était dans une légende aussi vieille que le monde, une légende ayant empreint les rêveries de chaque membre du clan Least. Aelandyss, sa mère, s’était perdue en mer en cherchant le secret des êtres aquatiques les plus connus et les plus mystérieux que la mythologie connaisse. Se perdrait-elle à son tour ? Non. L’étudiante en biologie marine avait tout étudié, tout calculé. Elle savait que cela fonctionnerait. Une profonde inspiration plus tard, son épiderme frissonnait du contact froid de l’eau, ses sens captaient le changement de milieu et l’univers s’actionnait en un tour de passe-passe incroyable.
« Miss Leask, descendez-donc s’il vous plaît, votre invité est arrivé ! On ne fait point attendre un gentleman ! » « Je viens Diane, je viens ! » Ou du moins elle espérait pouvoir tenir cette parole, car étalée à plat ventre dans la salle de bains, incapable d’avancer, elle se sentait piégée. Echapper à son Destin était impossible, Lennox l’avait compris lorsqu’elle était retournée sur le rivage, se séchant aux premiers rayons du soleil. Les écailles effacées, elle avait retrouvé la robe de cérémonie sur sa peau de porcelaine, elle avait retrouvé tous les aspects d’une humanité qu’elle avait désiré fuir définitivement, de toute son âme, de tout son être. Ce même Destin tant détesté se jouait d’elle, s’amusant de cette fuite d’eau qui l’avait faite glisser, la faisant plonger directement dans la marre se dessinant lentement sur le sol, entre les deux pièces. L’eau, élément adoré, élément vénéré, mais qui sitôt touché dévoilait son secret le mieux gardé. Elle était la petite sirène dissimulée dans une famille d’aristocrates strictes. Une Lady ne plonge pas dans les premiers lacs croisés, lui disait son père lorsqu’elle était enfant et qu’il était encore en vie. Une lady, en réalité, ne suivait jamais ses envies, c’était ainsi, et elle en avait été fort malheureuse. Amoureuse de l’océan, des contrées préservées par une nature dominante, elle avait voyagé, encore et encore, revenant pourtant toujours aux sources de son Ecosse chérie. Née sur une Île lors d’une excursion dans les Hébrides pour affaires, Ekësha était le portrait craché de sa mère dont le caractère affirmé et rebelle ne s’était apaisé que pour mieux la conduire vers la mort. Sa nageoire, Lennox la lui devait, à elle et à sa lignée de nobles un peu délurés, baignant dans une magie étrange, chose qui avait toujours rebuté ce scientifique, cet océanologue d’Henry Leask. Il avait accepté les frasques de son épouse par amour, mais il avait veillé à en éloigner son unique héritière légitime, lui offrant une éducation digne de son rang.. seulement cette éducation ne lui convenait pas, et si à cet instant, coincée dans ses appartements, Nox consentait à assurer qu’elle rejoindrait l’homme auquel on voulait la fiancer, ce n’était que pour le dégoûter, être certaine qu’il ne veuille pas d’elle. « Miss Leask ! » « Me voilà, me voilà ! » Assura-t-elle, se redressant sur ses longues jambes, une fois entièrement sèche. Elle était parvenue à glisser jusqu’à la chambre, jusque dans le coin épargné par l’inondation, ainsi avait-elle retrouvé une apparence parfaitement humaine, se séparant de ses écailles couleur vert d’eau, la troquant contre une élégante robe longue de même teinte. L’ironie, c’était son délire à elle. « Monsieur VanOffen. » salua-t-elle, atteingnant le bas des escaliers pour offrir une gracieuse révérence, comme le voulaient les coutumes de cette foutue aristocratie conservatrice et franchement vieux jeu. « Je suis navrée pour l’attente, il y a une affreuse inondation dans mes appartements, j’ai été forcée de changer de vêtements. » Charmante, absolument charmante, la jeune Lady Leask.. c’était ce que tous pensaient, dans sa douce contrée Ecossaise. Elle avait dix-huit ans, était sous la tutelle de son oncle et de sa tante.. au fond, Lennox n’attendait qu’une seule et unique chose : l’âge de l’indépendance. La demoiselle fut si froide par la suite que le prétendant ne poursuivit pas la séduction.

Cooktown l’accueillait enfin. Cooktown et ses eaux délicieuses. Elle était arrivée quelques jours plus tôt et déjà l’étendue bleue l’appelait comme une mélodie de liberté. A 24 ans, elle avait bousculé les conventions familiales, elle avait envoyé promener oncles, tantes, prétendants et imbéciles heureux pour s’offrir corps et âme au voyage de sa vie. Elle gérait l’héritage, le patrimoine, les relations humaines, mais restait à distance de tous les protocoles idiots, moyenâgeux. Ce n’était pas pour elle, la bienséance, et la devise familiale ne lui convenait pas plus que les idéaux d’une vertu dépassée.. les hommes, elle les collectionnait, ne restant jamais avec le même. Elle était de passage partout, jusqu’à l’arrivée dans cette ville mystérieuse où semblaient venir se réfugier d’autres de son espèce. Lennox avait sa douce liberté tant espérée, jouant des apparences, donnant le visage respectable d’une lady à qui le voulait bien, et se dévoilant esprit moderne et volcanique lorsqu’elle le jugeait utile. Le problème du contact avec l’H²0, elle l’avait résolu en prétextant une incontrôlable phobie à l’encontre de cet élément.. la pauvre enfant avait perdu sa mère dans les fonds marins, c’est normal, disait-on. Malicieuse et ferme, elle savait obtenir ce qu’elle voulait, à coup de cynisme et de détermination mordante. Bienvenue dans l’univers mental d’une sirène acidulée.