• Avez-vous des rêves ou des espoirs pour le futur ? Vous n'aviez pas plus simple comme question pour débuter ? On se croirait dans une de ces émissions de téléréalité de merde, le genre de trucs qu'on regardait avec Joe quand on avait bien besoin de se foutre de la gueule de quelqu'un. "Love is in Queensland", vous savez bien, l'émission présentée par Karen Themerchant, où les agriculteurs australiens essayent de trouver l'âme soeur, et où le reste du pays a bien l'occasion de rire des Banana Benders comme ils nous appellent. Bref, pourquoi j'ai commencé à parler d'eux ? Ah oui, parce que j'ai toujours eu envie de les étrangler lorsqu'ils parlaient de ce qu'ils attendaient pour l'avenir, leur conjoint idéal, les projets qu'ils construiraient ensemble, tout ça. Personnellement, je n'aime pas trop réfléchir au futur... lointain dirons-nous. Prévoir ce que je ferai dans cinq minutes, ça me va, le problème étant que je risque d'abandonner la tâche que j'étais en train de faire pour passer à la suivante qui paraît forcément plus intéressante, mais penser à des choses sérieuses comme trouver une nouvelle voiture, faire des économies, voire me caser avec une jolie fille et vivre heureux pour toujours -ma mère ne me parle que de ça-, non merci. Là pour l'instant, je suis jeune, je veux simplement m'amuser. J'ai un job qui me plaît, et je pense que c'est suffisant pour mon âge. Là, maintenant, tout de suite, tout ce que je veux c'est profiter de mon temps libre. Regarder vers l'avant, c'est vieillir. Non pas que je sois complexé à l'idée d'attraper des rides et des cheveux blancs, j'ai encore le temps, mais quand je vois tous ces ados excités par leurs premières fois, je me dis que mon temps est déjà passé. Espérons que non. Donc des rêves et des espoirs, je ne vois vraiment pas, je vous assure. A moins que... Evidemment, j'aimerais retrouver ma complicité d'antan avec Joe, mais je pense qu'il n'y a plus aucune chance. Pour être un rêve, c'en est un, et irréalisable.

• Dans la vie, on a des hauts et des bas. Si vous deviez nous racontez le souvenir le plus heureux de votre vie, lequel serait-il ? Sérieusement, vous me faîtes quoi là, une petite séance nostalgique ? J'en sais rien moi. Vous savez, ma vie n'a rien de bien intéressant. Un moment heureux en particulier, c'est dur à trouver. Notre premier mois à Monash peut-être. Quitter enfin Cooktown et découvrir une autre ville, un autre état, presqu'un autre monde c'était... quelque chose. Melbourne était presque un paradis pour nous, enfin libérés de nos parents, de la monotonie de notre petite ville du Queensland. A l'époque, il ne se passait pas grand chose d'intéressant avec nos 2000 habitants. Dans la deuxième plus grande agglomération d'Australie, j'avais le sentiment de pouvoir tout faire, je voulais tout vivre. Et puis, j'étais avec Joe. On a pu découvrir les joies de la vie universitaire, et puis après, enfin, vous connaissez la suite. Ça n'a plus jamais été pareil. Enfin, ce premier mois, ces débuts de jeune adulte, doit bien correspondre à votre définition de "moment le plus heureux".

• Si vous aviez l'opportunité de remonter le temps, quel événement de votre vie changeriez vous ? Je suppose que tout le monde attendrait de moi la même chose. Que je remonte à l'été de mes huit ans, à cet été de merde où elle est morte. Si j'avais ce pouvoir de changer le passé, c'est ce qu'il faudrait faire, la sauver, trouver un moyen qu'elle n'aille pas se baigner. Mais voilà. Mon égoïsme est certainement des plus impressionnants car je n'en ai pas envie. Pour me donner bonne conscience, je pourrais me dire que je ne voudrais pas créer un remake de Destination Finale. Après tout, si elle est morte, elle était supposée mourir. Mais je ne crois pas à ce genre de choses. Ce que je crois, moi, c'est que je n'ai jamais été très proche de Rachel. Les instants de complicité que j'ai pu avoir avec elles sont tellement... insignifiants comparés à ma relation avec Joanna. Oui, si j'avais l'opportunité de remonter le temps, je trouverai un moyen de ne pas aller à ce putain de concert. C'est pour dire, je serai prêt à rater la seule occasion que j'ai jamais eu de voir les Red Hot sur scène pour sauver mon amitié avec Joe. Je serai prêt à n'importe quoi pour la retrouver. Le problème, c'est que rien ne peut me le permettre.

• Vivant dans un petite ville côtière, aimez-vous vous allez nager ou profiter des plages de Cooktown ? Sérieusement, je ne vois pas l'intérêt de cette question. Qui n'aime pas ça ? Bon, je vous l'accorde, il y a tous ces jeunes bizarres qui refusent purement et simplement de mettre un pied dans l'eau. Je suis en train d'écrire un article sur ça, faudra que je vous le montre. Je disais quoi sinon ? Ah oui, évidemment que j'aime passer du temps sur les plages de Cooktown. Me prélasser sur une serviette, faire bronzette, ce n'est pas trop mon truc, je suis bien incapable de rester plus de trente secondes allongé sans rien faire. Mais aller barboter un peu, faire de la plongée, et surtout des sports nautiques, j'adore. Je carbure à l'adrénaline, et des activités comme le kitesurf ou le wakeboard sont de véritables drogues pour moi. Je ne vais pas aller dire que je suis doué pour ça, les nombreuses fois où j'ai tenté des figures de professionnels se sont presque toujours soldées par des échecs cuisants, mais... j'adore. C'est bien l'une des seules choses dont je ne me suis jamais lassé, avec l'écriture évidemment. Mais contribuer à la rédaction d'un journal est tout de même un peu moins excitant que glisser sur les vagues, avouez-le.

• Avez-vous déjà assisté à un phénomène étrange ou surnaturel ? Errm... Vous entendez quoi exactement par ça ? Un truc que Joe ne pourrait pas prouver scientifiquement en moins de dix minutes ? C'est difficile, chaque fois que je considérais un truc comme magique ou miraculeux elle était capable de me démontrer le contraire. Attendez que je réfléchisse un peu... Pour tout vous dire, il y a eu cette séance de spiritisme qui m'a bien fait flipper, lorsque j'étais ado. Il s'est vraiment passé des choses bizarres, entre les étranges coups, frappés par l'esprit peut-être, qui résonnaient dans toute la maison, et le verre à pied qui s'est retrouvé rempli d'eau... Sérieusement, le liquide est apparu comme ça, d'un coup, comme par magie. Bon, c'est vrai que j'étais bourré, mais tout de même. Ça me paraît louche, je ne me suis pas imaginé ça. Sinon, je ne sais pas trop quoi vous dire. Je suis déjà allée voir le spectacle de magie d'un cirque itinérant, et même Joe n'a pas su m'expliquer certains de leurs tours. J'ai des tâches blanches qui sont apparues sur les ongles sans raison. Enfin, ma mère dit que c'est parce que je manque de zinc et que je prends trop de produits riches en calcium, mais je n'ai rien changé à mon alimentation, et elles ont disparues comme par magie. Vous pensez que ça rentre dans la catégorie des phénomènes étranges ou surnaturels ? J'espère bien que oui.

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Je glisse la petite clé grisâtre dans la serrure et force pour lui faire exécuter un tour sur la droite. Il serait grand temps de la changer. Je pousse la porte du pied, jette ma veste sur la banquette de l'entrée, mieux connue pour sa capacité à recevoir des piles de sacoches et vêtements que pour le confort de ses coussins, et appelle « Maaaiaaaah ! ». Pas de réponse. Je me dirige tranquillement vers la cuisine, une pièce claire et spacieuse, dont les baies vitrées sont en général laissées ouvertes pour apprécier les senteurs du jardin et de l'air marin. Et accessoirement le bruit agaçant des gosses jouant sur la plage, mais passons. Aaah, je vois que papa a refait du jus de pamplemousse. C'est vraiment ce qui me manque le plus depuis que je ne vis plus chez mes parents, les jus de fruits de papa. Non, ne riez pas, je suis sérieux. Parce que question nourriture, on n'a jamais eu un grand chef dans la famille, et à peu près tout ce que mes parents cuisinent je suis capable de le reproduire. Enfin, j'ai beau savoir le faire, je me contente en général d'un truc vite fait car passer des heures devant les fourneaux, ça n'est vraiment pas pour moi. Je disais quoi au juste ? Ah oui, les jus de papa. Les cocktails aussi, mais je n'ai pas eu l'occasion d'en boire beaucoup, car il considère que faire boire son fils est l'attitude la plus irresponsable que peut avoir un parent. Si tu le dis papa. Quoiqu'il en soit, je ne sais pas d'où lui vient ce don inné pour les boissons, mais il assure. Virgin Colada, jus d'orange épicé, champagne aux fruits, frappé kiwi agrumes, Punch, jus de poires à la vanille, smoothie nectarine abricot, il peut vous faire n'importe quoi, et ce sera meilleur que tout ce que pourrait vous servir le barman du coin. Avec mes digressions sur les miracles de Dieu mon père je ne sais plus où j'en suis. Je voulais faire quoi déjà ? Les yeux fixés sur le liquide rosé que contient la bouteille, je m'efforce de retrouver la mémoire. Ah oui. « Maiah, ça te traverserait pas l'esprit de venir dire bonjour à ton frère ? » J'avale une gorgée du jus sucré à souhait, tout en observant les photos accrochées sur le pêle-mêle. Qu'on était mignons petit. Plus que maintenant. Je reconnais notre coin de plage préféré sur l'une d'elles avec en premier plan Maiah et moi, blottis contre les jambes de Rachel. Elle devait avoir quoi, douze ans à peine sur cette photo ? Trois ans et deux-cent mètres plus loin, une de ses amies a retrouvée son corps ensanglanté sur le sable. Rachel Crowley-Cavanagh n'était plus de ce monde.

FLASHBACK - 18 Janvier 1997

« Ne regarde-pas Shiloh. Ça ne sert à rien d'avoir ce souvenir-là d'elle. » J'ai obéi, j'ai détourné le regard. J'ai attendu alors que la porte se refermait et qu'on nous laissait dans le couloir, Maiah et moi. C'était trop tard. Il avait suffi d'une infime seconde pour graver cette image dans ma tête. Une horreur pareille, ça ne s'oublie pas. On avait demandé à mes parents de venir au commissariat, ils ne se doutaient pas que ce serait pour... reconnaître le corps. Sinon, ils nous auraient certainement confié aux voisins, ils nous auraient laissé à la maison. Non, sans doute pas, ils ne nous laissaient jamais seuls à la maison. J'étais un gosse ingérable à l'époque. Mais après avoir vu ce qui restait de Rachel, je suis resté muet et immobile pendant dix bonnes minutes, ce qui équivaut à des siècles pour un gamin hyperactif. On avait tenté de nettoyer ses blessures, mais ça n'avait servi à rien. Son crâne était totalement enfoncé. Broyé même. On ne pouvait la reconnaître à son visage. Je voulais espérer que ce soit une autre fille, qui par pure coïncidence aurait porté les mêmes vêtements que Rach' la dernière fois que nous l'avions vu. Mais j'en étais incapable. J'étais turbulent, mais pas bête. Deux jours après sa disparition, deux jours emplis d'interrogations sur les raisons d'une possible fugue, on avait retrouvé un corps. Ce ne pouvait qu'être le sien. Une petite main s'est glissée dans la mienne, et une voix fluette a chuchoté à mon oreille « C'est elle que tu as vu ? C'est Rachel ? » Je n'ai pas répondu. J'avais mal à la tête, les yeux humides, besoin de me blottir dans les bras de quelqu'un. Je n'aimais pas Rachel. Je la trouvais trop froide, trop distante. Elle passait son temps à se plaindre, à se disputer avec maman, elle passait l'essentiel de sa vie enfermée dans sa chambre ou dans celle de sa meilleure amie. Elle ne voulait jamais jouer avec nous, ni même passer du temps avec sa famille. Elle refusait toujours toutes nos sorties sur la plage, sous prétexte que l'eau salée faisait ressortir ses boutons. Ah ah. Et quand on lui parlait de piscine, c'était hors de question, le chlore était tout aussi mauvais pour la peau. En bref, elle m'agaçait au plus haut point mais... c'était ma soeur. Voir n'importe qui dans cet état-là m'aurait profondément choqué. Ce n'importe qui était ma soeur, et j'avais comme l'impression que c'était mon crâne à moi que l'on venait de briser. Ma mère est sortie comme une furie de la salle où ils avait mis le corps de Rachel. J'ai d'abord été surpris de la voir dans une rage pareille plutôt qu'en larmes, puis j'ai compris que c'était une manière ou une autre de ne pas craquer. Elle hurlait des phrases dont le sens ne parvenait pas à mon cerveau, l'image de Rachel restant omniprésente dans mon esprit. « Attendez, vous me dîtes que les hélices de ce bateau ont percuté ma fille, et ont ouvert son crâne en deux au passage, et que ces connards l'ont laissée dans l'eau sous prétexte qu'ils croyaient que c'était un poisson ? Taisez-vous, je me fiche de savoir qu'ils ont vu une queue de poisson, il faut quand même être complètement aveugles pour ne pas reconnaître un HUMAIN sous l'eau, même lorsqu'il fait nuit ! Il y avait des lumière sur ce bateau je suppose, ils auraient pu au moins chercher un peu si la chose qui se vidait de son sang juste sous leur nez ne serait pas par hasard un baigneur ! » Le policier tentait tant bien que mal de la calmer, cherchant de l'aide auprès de mon père, apparemment dans un état second. Je serrai la main de Maiah plus fort, encore plus fort. J'avais besoin de me raccrocher à quelque chose. Je venais de perdre une soeur, il m'en restait toujours une. Et je ne comptais pas la lâcher.

C'était la meilleure amie de Rachel qui avait trouvé son corps. Cette dernière était également l'une des personnes qui avait passé la soirée avec elle avant qu'elle disparaisse. Nous l'avions bombardé de questions, et la pauvre gamine nous avait servi des explications pour tout dire peu satisfaisante. Déjà, le fait qu'elles soient allées se baigner, et en dehors des limites autorisées, nous laissaient plus que perplexes. Rachel, dans la mer ? Ces deux éléments étaient totalement incompatibles. Et pourquoi se seraient-elles séparées à un moment ou à un autre ? Ne parlons pas du fait que les propriétaires du bateau aient confondu ma grande soeur avec un poisson, ça paraît tout simplement improbable. Ma mère a longtemps attendu des réponses, ni elle ni personne ne les a jamais eues. Je me sers un deuxième verre de jus de pamplemousse. Je n'ai pas envie de penser à ça. Les mois qui ont suivi cet accident ont été très difficiles. Nos parents étaient effondrés, et le réconfort qu'ils tentaient de nous apporter ne suffisait pas. C'est Joe qui m'a tiré de cette sale période. Elle venait de s'installer à Cooktown, et mes amis l'avaient intégré à notre bande sans problème. Je ne m'y étais pas opposé, je ne m'opposais plus à grand chose. Je ne sais plus de quoi nous avons parlé la première fois. Je crois qu'elle m'a dit que pour un hyperactif, elle me trouvait un peu amorphe. Je lui ai lancé un regard assassin, et on ne s'est plus quittés. Je souris, m'offre une nouvelle gorgée de jus, et hurle une dernière fois à la cantonade « Maiah tu m'entends ?! », avant de partir à la recherche de ma petite soeur.